L’idée
de nationalisme dans les pays musulmans a généralement une explication
historique : c’est un concept importé visant la préservation ou la
revendication de l’indépendance pendant la période de la colonisation. Si
l’Iran est un des rares pays de la région à n’avoir pas connu de colonisation,
les frontières avec les pays voisins ont su être poreuses pour le concept
politique de nation. La quasi-totalité des pays musulmans ont connu le
colonialisme européen. Suite à la première guerre mondiale et au traité de Sèvres
d’août 1920, l’influence européenne est encore accrue. C’est dans ce contexte
que les termes de « nation », « national »,
« nationalisme » investissent les appellations de groupes d’opposition
et de résistance. Au nom du droit des peuples à disposer d’eux-mêmes, principe
paradoxalement hérité des fondements politiques occidentaux, s’affirment des
mouvements tels que le Mouvement National Algérien ou le Mouvement pour le
triomphe des libertés démocratiques – toujours en Algérie –, les jeunes
Tunisiens, le Neo-Destour – toujours en Tunisie –, les ancêtres de l’Istiqlal
au Maroc ou encore Wafd égyptien. Il s’agit de mouvements à tendance laïque,
faisant de l’Islam un des versants culturels permettant une reconnaissance
commune, une auto-identification. Dès le début du XXe siècle, en lien encore
avec les luttes pour les indépendances, s'affirment aussi progressivement les
premières idéologies de l'islam politique contemporain, comme celle des Frères
musulmans d’Egypte (1928). L’intégration du concept de nation aura donc
accouché à la fois d’une aspiration à l’autodétermination des peuples au sens
wilsonien et donc rousseauiste, mais aussi d’une résurgence sécularisée du
terme d’umma. L’idée de nation est le
point d’articulation entre colonisation et décolonisation, et incarne la clef
de voûte d’une réflexion nouvelle sur l’identité qui s’est paradoxalement
nourrie au contact des européens. La religion fait figure pour certains
mouvements de paramètre de reconnaissance culturelle, et pour d’autres, de
fondement endogène (donc plus émancipé du modèle européen) générateur d’unité communautaire
extra-étatique. Cette difficulté à positionner la religion dans la
revendication nouvelle à l’autodétermination avait notamment poussé Habib
Bourguiba, avocat formé en France, à opposer au vieux Destour, le Neo-Destour, en
Tunisie. Les termes qu’il utilise le 8 avril 1956, alors qu’il préside
l’Assemblée Constituante, montre bien les difficultés liées à l’opposition
traditionnelle entre entité religieuse et projet moderne :
« Nous ne saurions
oublier que nous sommes des Arabes, que nous sommes enracinés dans la civilisation islamique pas
plus que nous ne pouvons négliger le fait de vivre la seconde moitié du
vingtième siècle. Nous tenons à participer à la marche de la civilisation et à
prendre place au cœur de notre époque »[1]
L’idée de
siècle est significativement présente.
Le
vocabulaire politique algérien traduisant le sentiment national, mis au service
de l’indépendance, trouve lui aussi une évolution formelle : l'idée de
nation se forge pendant la colonisation, et notamment dans
l'entre-deux-guerres, autour de Messali Hadj et de l'Etoile nord-africaine.[2]
Dans ces revendications, les nationalistes utilisent au départ le terme « umma », le soustrayant à son sens
traditionnel religieux au profit d’un modèle calqué sur l’idée de
« nation » occidentale, avant de lui préférer le mot « watan »[3].
Le mot « watan » reste
traditionnel, mais porte une dimension plus territoriale (espace délimité) et
clanique (ensemble populaire).
L’heure
des revendications nationales est aussi le temps d’une opposition chez les adversaires
du colonialisme, entre mouvements nationalistes à tendance laïque, et
mouvements érigeant des idéologiques islamiques politiques. Le cas de l’Egypte,
berceau idéologique des Frères musulmans est à ce titre paradigmatique : Contrairement
aux frères musulmans qui, eux-aussi, depuis 1928, se développent en Egypte, le
Wafd (qui signifie « délégation »), dans l’Egypte sous tutelle
britannique, se pose, dans les années 1920, comme défenseur de la nation
égyptienne et rejette l’utilisation de la religion dans des perspectives
politiques. Le comité central du Wafd est d’ailleurs créé et présidé par la
féministe Huda Sharawi dès 1923. Le mot d’ordre du parti, « La religion
est pour Dieu et la patrie est pour tous » est bien loin des aspirations
des Frères musulmans, dont le but proclamé repose sur un verset du Coran :
« promouvoir le bien et interdire le mal » (3,110). Hassan al-Bana,
fondateur de la confrérie, ne reconnaît la légitimité d’un gouvernement que
s’il est conforme à la shari’a. Le rejet de l’occidentalisation s’affirme donc
par une opposition reposant sur l’islam comme seul ciment de l’identité des
peuples (musulmans) colonisés. Le mouvement entend réorganiser la société en
érigeant un Etat islamique à la fois contre l’envahisseur occidental et contre
l’islam populaire (trop souple pour avoir su résister à l’invasion
occidentale). Bien loin des modèles politiques consultatifs et constitutionnels
européens, ceux-là mêmes auxquels aspirent les mouvements nationalistes arabes
aux heures de la colonisation, les frères musulmans sont pour le principe coranique de consultation (la shura)[4]
et confondent volontiers nationalité et islam.[5]
Les
problèmes terminologiques, en persan notamment, sont progressivement
dépassés : les mots mellat (« peuple »,
entité souvent opposée à dowlat,
« Etat »[6]),
de vatan (« patrie »), khalq, mardom (« peuple »), ou encore mihan (terme ancien pour « patrie ») étaient indistinctement
utilisés pour désigner cette entité nouvelle : la nation. Le mot mellat investit progressivement la
sphère cherchant à définir la nation. La Révolution constitutionnelle de 1906
marque un tournant incontestable dans sa conceptualisation. A ce titre, un
point commun avec l’émergence des nationalismes issus des pays colonisés est à
souligner : si l’Iran n’a pas été colonisé, à l’époque de la Révolution
constitutionnelle, les puissances occidentales s’immiscent dans l’économie d’un
Iran qui subit « le Grand jeu »[7].
Développer le concept de nation sonne comme une exigence dans l’affirmation de
la souveraineté iranienne sur l’étranger.
L’intégration
du terme de nation et de la conscience nationale est à l’origine des grands
élans de politisation de l’islam, et certainement des premiers islamismes. L’idée
de nation est le point d’Archimède et l’aspiration tant idéologique que
physique de l’entrée des peuples de l’islam dans la modernité, entrée qui se
caractérise par la construction d’idéologie totalisante, de grandes grilles de
lecture politiques du monde fondées sur un élément identitaire qui incarne ce qui n’est pas l’Occident aux
yeux des populations du ressentiment : l’islam.
[1]
BELKHODJA T., Les Trois décennies.
Bourguiba, Publisud, janvier 1998, p. 15.
[2]
L’association est fondée en France (1926) par une groupe de travailleurs
émigrés majoritairement kabyle et deviendra rapidement un parti politique lié
pour un temps au Parti Communiste Français. Messali Hadj, membre influent dès
1927, incarne la lutte anticoloniale maghrébine.
[3] Les
textes de l’écrivain Mbarek al-Mili sont significatif de l’évolution du choix
des termes en politique algérienne : « Cette patrie (watan) s’est fixée sur ses frontières
depuis l’époque carthaginoise […]. Si l’on observe
l’ancienneté de ses frontières, qui remonte à l’aube de l’histoire, on
s’aperçoit de la quasi unité historique et politique qui la constitue. Il est
rare qu’on trouve une terre que la nature a dote de frontières comme le Maghreb
et un pays qui a des frontières aussi anciennes que la patrie (watan) algérienne »,
« Histoire de l’Algérie dans les temps anciens et modernes » (tarikh aljaza’ir fil qadim wal hadith)
in Parcours d’intellectuels maghrébins,
Kadri Aïssa (dir.), Paris, Karthala-Institut Maghreb-Europe, 1999, p. 198.
L’auteur utilise également le terme « umma »
pour désigner la nation algérienne, mais plus généralement le mot désigne un
ensemble civilisationnel (« les Phéniciens sont une Umma sémitique descendant de Can’ân, fils de ‘Imlîq »,
« les romains sont une umma
latine » etc… Mbarek al-Mili, cité dans Parcours d’intellectuels maghrébins, p. 200)
Par ailleurs, El Watan (la nation), est le nom d’un journal
quotidien algérien en langue française paru pour la première fois le 8 octobre
1990, fondé par d’anciens journalistes liés au FLN, à l’heure où la presse
privée est autorisée en Algérie (par la loi Hamrouche de 1990).
[4] Le
projet consultatif des frères musulmans d’Egypte s’inspirait du modèle de la
shura saoudienne. Traditionnement, ce principe nait de l’idée selon laquelle la
mission du prophète, si légitime de fait soit-elle, n’a jamais exclu l’opinion
de ses compagnons si elle était unanime. Il est dit dans le Coran en référence
à la désobéissance des consultés au prophète lors de la bataille de Uhud :
« C’est par un effet de la grâce de Dieu que tu t’en montras doux à leur
égard, si tu étais rustre au cœur dur, ils se seraient dispersés loin de toi.
Pardonne-leur donc, prie pour leur absolution et consulte-les dans toute
décision » (Al-Imran, La famille
d’Imran, 3,159)
[5] Notons
que le développement de la confrérie a aussi pu être possible du fait de leur
soutien au roi d’Egypte dans sa lutte contre le parti Wadf.
[6] Les
difficultés relatives à la circonscription du terme d’Etat dans le cas iranien
sont notamment soulevées chez Bertrand Badie, Les Deux
États. Pouvoir et société en Occident et en terre d’Islam, Paris, Fayard, 1987. Le versant proprement territorial de
l’idée d’Etat trouve souvent sa traduction dans le terme persan de keshvar (« pays »), et le
versant gouvernemental ou institutionnel par hokumat (« gouvernement »).
[7]
Expression définissant les rivalités coloniales entre la Russie et la Grande
Bretagne en Asie centrale dès le XIXe siècle. Les britanniques exerçaient des
pressions sur l’Iran en vue de garantir les routes commerciales vers l’Inde, et
les russes avaient des ambitions territoriales (Cf. Traité de Golestan 1812 et
Traité de Turkmanchai 1828). Les deux puissances contrôlaient l’économie du
pays interférant dans la sphère commerciale, profitant de la faiblesse du
pouvoir Qadjar.
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