Amélie Chelly, EHESS
Néologisme ? Barbarisme ? Il semble pourtant évident que les termes de martyrophiles et de martyropathes devraient entrer plus idéal-typiquement dans les essais sociologiques. En effet, la martyropathie est un phénomène qui, plus que jamais, trouve sa place dans le monde moderne comme son absolu négateur. Les médias ont pris pour habitude d’appeler certains martyropathes « kamikazes », mais suivre la verve journalistique dans son élan serait se prêter à l’exercice de l’anachronisme, de l’abus de langage et de l’amalgame. Le kamikaze, c’est le japonais de la seconde guerre mondiale qui, sachant qu’il y laisserait sa vie, s’écrasait sur les cibles jugées stratégiques, pour servir son pays. D’ailleurs le terme « kami » - l’esprit, au sens divinisé du terme – « kazé » - du vent – ne laisse que peu de place à une définition autre de celle originellement puisée dans un contexte historique : l’esprit du vent, porté par le sacrifice. Alors qui sont les nouveaux martyrs ? Qui sont ceux que nous avons choisi d'appeler les "martyropathes", à l'instar des travaux du sociologue Farhad Khosrokhavar ? Le phénomène du martyre moderne nous a fait oublier la signification originelle du terme de « martyre », du grec « martus », le témoin. Nous y reviendrons, mais oui, le martyre, plus près des images que s’en font les puristes, est celui qui dit « non » à ceux qui veulent le convertir de force, ou, du moins, le forcer à renoncer à sa foi ou à ses manifestations. Alors pourquoi revenir vers ce concept, et pourquoi en faire un habitant bien concret du monde actuel ? Parce que les politiques religieuses de certains groupes ou de certains pays usent et abusent de ce terme pour redorer le blason de ceux qui ont obéi aux ordres de tuer sous couvert religieux ? Parce que les médias ont vite fait d’utiliser ce mot pour remplacer celui de torture ? La chose est plus complexe, et l’étude sociologique des différentes couleurs que peut légitimement revêtir le terme est plus floue qu’il n’y parait.
Le martyr, dans nos traditions occidentales, c’est
l’individu fraîchement chrétien de l’Antiquité qui dit « non » aux
romains engoncés dans leur paganisme, et qui sait faire preuve de la chose paradigmatique
dans la définition de l’homme : mettre sa vie biologique plus bas que ses
idées. C’est grossièrement la définition du suicide, acte dont seul l’homme est
capable, puisque sa conscience lui permet de s’extraire du déterminisme
physique, et ce, n’en déplaise à certaines avancées neurologiques. Seulement, à
la différence du suicide, dans le cas de ce qu’on appelle le martyre, le pôle
de résistance, l’entité qui fait dire « non » à la vie au nom d’un
idéal, est lui bien circonscriptible, palpable, incarné : celui qui
s’oppose à mon idéal, pour le dire dans des termes d’un affligeant et pourtant
réel simplisme, c’est le Mal. En n’y prêtant pas allégeance quitte à y laisser
la vie, on fait preuve d’une force spirituelle qui dessert l’image de
l’incarnation du Mal. Le martyre est donc traditionnellement un acte
défensif : la mort est donnée par un tiers, suite au refus d’obtempérer.
Si on s’en tient à cette définition, le résistant de la seconde guerre
mondiale, celui qui a refusé de collaborer à l’idéologie nazie et qui a trouvé
la mort dans le maintien de sa position, est un martyre. Il est d’abord évident
qu’on ne peut utiliser le terme de martyre pour désigner les victimes du
génocide : on ne laissait pas aux Juifs, sous le IIIe Reich, l’opportunité
d’abjurer leur foi contre leur vie sauve, d’ailleurs, il ne s’agissait pas,
comme on le sait, d’une question de croyance, mais d’une question raciale. La question
du résistant n’abandonnant pas ce qui lui parait être juste semble déjà plus
cadrer avec la définition du martyre… mais nous verrons que d’autres paramètres
sont à prendre en considération
Parmi eux, un critère qui, avouons-le, ne nous
permettra pas encore d’élucider le cas sociologique du résistant : ce
paramètre, c’est celui du moindre mal. Le martyr ne peut être défini comme tel
que si la mort fait figure de moindre mal face à l’exhortation au renoncement à
l’idéal. Si le supposé martyr va vers la mort en y trouvant une jouissance
quelconque, le seul fait qu’un sentiment agréable envahisse le sujet
contrevient à la définition exigeant que le martyr soit l’homme capable
d’endurer le pire contre le pis. L’égoïsme fait sa grande entrée dans cette
dernière circonstance : l’égo, c’est-à-dire la mise en relief de soi,
entache la nécessaire mise en relief de la cause défendue, mise en relief qui
définit le martyre. Le chrétien qui jubilerait à l’idée de trouver la mort face
au persécuteur, penserait à l’idée terriblement gratifiante d’être un martyr,
avant de penser aux valeurs en lesquelles il a foi, passerait donc à côté de ce premier critère. Toujours dans cette
perspective du choix du moindre mal, il faut aussi souligner que le
christianisme est assez clair concernant la position que le fidèle doit adopter
face à la persécution : l’Evangile ne demande pas au fidèle de se
transformer en martyr, mais de fuir. Aller au-devant de sa mort, dans le cas où
on ne peut pas encore parler de jubilation, c’est tout simplement de l’excès de
zèle ! La vie est sacrée, ne l’oublions pas. Voilà ce que dit clairement
l’Evangile : « Si l’on vous persécute dans une ville, fuyez dans une
autre » (Matthieu, 10:23). Si on transpose l’idée au résistant de la
seconde guerre mondiale, peut-on dire du frère franciscain polonais Maximilien
Marie Kolbe, qui a échangé sa vie contre celle d’un père de famille condamné à
mourir à Auschwitz, qu’il est un martyr ? Absolument pas. N’en déplaise à
Jean-Paul II qui l’a canonisé martyr en 1971, force est de constater deux
choses : d’abord le frère Kolbe s’est proposé, il est donc allé au-devant
de sa mort ; ce n’est pas à lui qu’on a demandé de renoncer à sa foi, ni à
personne d’ailleurs. Il a défendu son idée sans trop outrepasser, certes,
l’exigence de défensivité constitutive de la définition du martyre. Mais il y
avait aussi une question de chiffre dans l’histoire : ce n’est pas l’idéal
de la protection d’un peuple qui a causé la mort de l’homme d’église, mais
avant tout, cause prodigieusement louable par ailleurs mais sans rapport avec
la définition de martyre, l’exigence utilitariste de ne pas détruire, avec le
premier condamné, toute sa famille. Un héros, oui, un martyr, non. Le héros met
sa vie en danger pour protéger celle des autres, pas pour défendre une cause.
Peut-être la défense de la cause était-elle sous-jacente, mais une chose est
sure, elle n’était pas première.
Bien, nous n’avons toujours pas rencontré le
martyr habitant notre monde contemporain. Où est-il et qui est-il ?
Nous avons volontairement choisi de concentrer notre attention sur le martyre
musulman pour une raison évidente d’actualité. Concentrons-nous d’abord sur le
martyre du laboratoire du Moyen-Orient : le nouveau martyr chiite iranien,
avant d’observer le nouveau suicide-bomber sunnite lié aux groupes Daesh ou Al-qaeeda.
Aussi étonnant que cela puisse paraître, à deux
coins du monde linguistiquement étrangers, dans le terme de martyre, martus en
grec, shahâdat en arabe, l’idée de témoin est présente, cette
fameuse idée qui n’effleure aujourd’hui même plus l’esprit quand on pense à
celui qui périt dans la défense de sa foi. Etre le « témoin de Dieu »
ne laisse par ailleurs pas trop de doute sur destin de l’intéressé : c’est
tout simplement mourir en son giron. Et dans ce sens, l’islam aussi à ses
martyrs paradigmatiques : le modèle des imâms. Le plus connu est Hosseyn,
qu’on fête chaque année lors de la Ashura, en procédant à des pratiques de
flagellation, de jeûne pour certains groupes religieux, bref, d’infliction de
la douleur par mimétisme et par procuration. Le martyre musulman contient par
rapport au martyre chrétien une différence de taille, dont le poids des
traditions tant occidentale qu’orientale ne nous permet de revenir sur une
définition du martyre au détriment de l’autre : le martyre musulman a un
héritage offensif. Les grandes figures fondatrices du martyre musulman n’ont
pas toutes été dans l’offensive, mais la coextensivité de l’islam à la notion
de djihâd, si différentes puissent-être les interprétations du
terme, donne bien évidemment une couleur bien différente au martyre musulman.
Le djihâd est le concept fondateur du versant prosélyte de
l’islam : djihâd signifie exercer une force. Cet exercice
n’implique pas forcément la notion d’offensive : exercer une force, c’est
exercer une volonté, physiquement ou spirituellement, sur une tierce volonté.
Résister, comme agresser, entrent dans le cadre de cette définition. Le djihâd peut
d’ailleurs être une lutte personnelle de sa propre volonté de purification
contre ses désirs ou mauvais penchants selon les préceptes de l’islam.
« Le djihâd du cœur est la lutte de l'individu contre ses
désirs, ses passions, ses idées fausses et ses compréhensions erronées. »
(Ibn Rushd Muqaddima). Le cas personnel, si intéressant soit-il, ne
nous est pas d’une grande aide pour ce qui est de notre investigation sur le
martyre moderne. La version du djihâd qui nous intéresse ici,
c’est le djihâd d’épée.
C’est dans le djihâd d’épée que
se concentrent d’ailleurs les notions de défensif et d’offensif. Alors, bien
évidemment, ces notions sont bien souvent le jouet d’interprétations plus ou
moins intégrales des Textes. Cependant, si on confronte le djihâd avec
les concepts de dar el-islam et de dar el-harb,
incontournables en islam, on peut de façon très indirecte circonscrire plus précisément
la définition du martyre musulman. La dar el-islam, c’est le
concept de terre d’islam, c’est-à-dire d’un territoire au sein duquel l’islam
est majoritaire et donc où le culte peut-être pratiqué sans entrave. La dar
el-harb, c’est littéralement la terre de la guerre ; c’est là que les
interprétations se compliquent : disons sans ambiguïté aucune, que cette
terre est au moins un espace où l’islam est soit minoritaire, soit restreint
dans sa pleine expression. Selon l’interprétation qu’on fait du concept de
sorte à l’appliquer à un pays, on peut, par exemple, faire d’un territoire où
le musulman est persécuté une dar el-harb, ce qui est ici
l’interprétation la plus souple, ou faire d’un pays ou une des pratiques
musulmanes est menacée une dar el-harb (un pays où on
interdirait le port du voile par exemple – si tant est que le port du voile
soit jugé obligatoire par les Textes), ou encore d’un espace qui n’a pas encore
embrassé l’islam, une dar el-harb. Cette dernière interprétation
est bien évidemment la plus dure. Le djihâd comme devoir du
fidèle trouvera donc, dans ces différents cas de figure, une place particulière
bien différente : si l’islam est menacé, et qu’on entend pratiquer
un djihâd défensif, le fidèle devra s’investir
personnellement. C’est là la définition la plus présente chez les oulémas
sunnites : un djihâd défensif comme preuve d’un
investissement personnel en tant que membre de la communauté. Le djihâd défensif
est en quelque sorte un témoignage à Dieu de l’accueil que réservent les fidèles
au règne d’Allah. Peu convaincant selon les chiites : établir l’autorité
d’Allah, c’est l’installer sans attendre que le cas d’une opposition à l’islam
ne se manifeste. Montrer sa soumission à Allah en attendant le hasard d’une
contrainte n’est pas authentique. L’islam est une religion prosélyte à vocation
universelle et donc conquérante. En empruntant certains détours interprétatifs,
le velâyat-e faghih (le gouvernance par le guide théologien)
bien installé en Iran depuis 1979, trouve une place toute faite : le djihâd offensif,
pour se tourner vers le monde mécréant, doit d’abord se retourner contre les
élites dirigeantes, non seulement parce qu’elles dirigent, mais aussi et
surtout, parce qu’elles ne dirigent pas le pays contre le
reste du monde. « La dénonciation de l’Occident hégémonique et de ses
fondés de pouvoirs intellectuels, les orientalistes, va souvent de pair chez
les penseurs radicaux comme Qutb, Mawdudi et Khomeyni, avec la critique
radicale des musulmans attiédis, voire « hypocrites » (munifiq,
ceux qui introduisent la dissension chez les musulmans, selon une expression
coranique) » (Khosrokhavar F., Les nouveaux martyrs d’Allah,
Flammarion, p.55) Le djihâd offensif, c’est l’inscription de
soi par l’action dans un refus de souscrire à un monde qui diffère de celui
qu’Allah aurait dessiné. Sans entrer dans des analyses qui pourraient faire
l’objet d’une thèse, au-delà du fait que le velâyat-e faghih s’oppose
tacitement au chiisme traditionnel, chiisme qui ne saurait envisager l’idée
d’une subordination du religieux au politique, notons que le khomeynisme donne
une assise à cette subordination du fait qu’elle demeure la seule solution pour
le déploiement d’un djihâd offensif jugé authentique.
Alors oui, l’islam chiite a, d’après ses modèles,
les imâms, une dimension qui peut être offensive. Si Hassan, deuxième imâm, a
traditionnellement été empoisonné par l’ennemi califat, et est donc tombé en
« martyr défensif », l’imâm Hosseyn, lui, surtout dans les
interprétations contemporaines, est le martyr qui aura su prendre les armes à
Kerbala, en actuel Iraq. N’est-ce pas contre ce pays d’ailleurs que l’Iran
contemporain envoyait sa jeunesse tomber en martyre entre 1980 et 1988 ?
Cette guerre porte deux noms du côté iranien : la djang-e tahmili –
la guerre imposée ou – defâ’e moghaddas – la défense sacrée.
Les appellations sont assez significatives : il fallait ancrer la jeune
République islamique et diffuser son message sacré… mais en dessous de la
théorie, la pratique est à l’œuvre : la première étape du djihâd intestin
accompli (forcer le Shah à l’exil pour imposer le religieux en politique), il
fallait non seulement se retourner contre l’ennemi étranger, mais aussi,
exigence sociale pratique, renouveler les élites déchues. Comment réunir assez
de chair à canon ? La transformer en martyr. L’équation semble simple, et
c’est d’ailleurs cette équation qui fera doucement glisser le concept de
martyre vers celui de martyropathie. La fabrication du nouveau martyre du XXe
siècle, en Iran, se superpose à celle du bassidj, une force armée fondée par Khomeiny, constituée de
jeunes âgés de 12 à 22 ans, destinée à mener la guerre contre l’Iraq (cette
même force armée a été, après la guerre, reconvertie pour constituer une
branche des gardiens de la révolution, des militaires théoriquement mobilisés
en vue de maintenir le régime). « Après la
révolution et le commencement de la guerre avec l'Iraq (1980), les ressorts de
l'idéologie chiite vont être mis à contribution pour donner une justification
au martyre des jeunes sur le front et surtout, pour apporter du lustre à un
pouvoir qui, tout au long de la guerre, n'a pu qu'organiser le déclin
socio-économique de la société iranienne » (Khosrokhavar F. « Le modèle
Bassidji » (Partie 1) in Cultures & Conflits n°28 (1998), pp.
59-77).
Désormais le martyre perd de sa substance première
pour devenir un moteur de régénération, ou plutôt de génération d’ordre social.
Souligner le caractère utilitaire d’un acte qui ne devrait avoir d’autre
finalité que la dévotion, revient à dénoncer l’emploi même du terme de
martyre par ceux qui « canonisent ». Les jeunes iraniens ayant
trouvé la mort n’ayant été que les pièces d’un rouage social nouveau ne peuvent
pas encore être dits martyropathes, mais le Dieu pour lequel ils sont mort, lui,
ne s’appelle plus Allah, mais République islamique. La martyropathie sera
l’aboutissement de l’architecture du nouveau régime.
Amélie Chelly, chercheure associée au CADIS
By Xosé Bouzas
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