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L’identité iranienne sous la diversité culturelle

Amélie Chelly, doctorante à l'EHESS

Le sentiment national iranien traverse avec une grande puissance toutes les générations, tous les milieux sociaux, et de façon plus surprenante encore, tous les milieux politiques, même les plus farouchement opposés à l’actuel régime. Sur quoi repose un tel sentiment si on examine le caractère mosaïque du territoire iranien ? Une douzaine de grands groupes ethniques foulent le sol perse (environ quatre-vingt ethnies en tout), autant de langues vivent au sein du territoire, et plus étonnant encore à considérer l’unité du sentiment nationaliste, les communautés y sont bien vivantes et le sens de l’appartenance assez puissant. On compte effectivement seulement 50% de perses pour 24% d’azéris, 8% de gilakis, 7% de kurdes, 2% de lors (bien que ceux-ci sont souvent associés au peuple kurde) et autant de baloutches et de turkmènes ; 3% de la population réunissant des populations arabes, juives, assyriennes, arméniennes ou encore georgienne.
La population iranienne est en effet très largement composée de turcophones (azéris et turkmènes) qui pour autant se considèrent comme iranien, revendiquent cette identité, tout en admettant n’être pas perse. La considération culturelle dessine donc une césure entre l’identité iranienne et l’identité perse. (titre). Cela n’est pas le cas pour la troisième minorité du pays, la minorité kurde dont on connaît les revendications séparatistes, même si ces aspirations ne sont pas à étendre à l’ensemble de la population kurde du pays. Mise à part cette exception, le sentiment nationaliste passe très largement outre l’idée d’appartenance communautaire.
Il ne faut donc pas prendre à la légère l’appellation « Iran ». Les occidentaux ont effectivement pris l’habitude de ne voir aucune incidence quant au fait de désigner le pays sous le nom d’ « Iran » ou de « Perse ». Or on peut comprendre à présent qu’un nationalisme n’aurait su naître sous l’idée de persanité, identité qui aurait exclu la moitié de la population iranienne. C’est d’ailleurs ces confusions qui conduisirent le Shah Reza Shah Pahlavi a publié un décret en 1935, le jour de Nowruz, pour mettre fin aux spéculations nominatives. Toutes les relations étrangères du pays sont désormais sommées de désigner le pays sous le nom d'Iran dans leur correspondance officielle.

Il faut dans une très large mesure attribuer le sentiment nationaliste à la modernisation du pays qui, dès le XIXe siècle, a charrié avec elle l’éducation, et par là même la diffusion de la langue persane ainsi que celle de l’histoire perse. Le persan est parlé dans tout le pays même si on continue à parler le turc azéri dans les foyers azéris ou encore le kurde sorani1 dans les foyers kurdes. Depuis la seconde moitié du XXe siècle, on peut estimer que le persan est désormais bel et bien parlé dans tout le pays, les exceptions étant les plus fréquemment rencontrées dans les lieux les plus reculés du Kurdistan ou à la frontière iraqienne où une infime partie de la population ne parle encore qu’arabe.

L’éducation a fondé sur l’histoire millénaire le sentiment d’appartenance identitaire. L’Iran n’est pas le théâtre de communautés antagonistes ayant laissé orphelines des communautés sur un territoire qui n’est pas le leur, les iraniens sont les héritiers d’une histoire commune d’invasions nombreuses s’incarnant dans la diversité ethnique : la culture unique consiste en la richesse de la diversité. Tel est l’enseignement de l’histoire pour la construction d’un sentiment d’unicité identitaire et nationaliste. Telle est d’ailleurs la seule façon d’ériger l’idée de l’unité quand on sait qu’à l’heure d’une communication moderne, seulement la moitié de la population iranienne a le persan pour langue maternelle.
Comprenons bien que le sentiment nationaliste n’est pas un rempart à l’hostilité inter-communautaire, cependant les inimitiés ne sont pas incompatibles avec l’idée d’iranité. On peut revendiquer son iranité en tant qu’azéri et avoir des préjugés sur le peuple lors sans remettre en question son iranité. D’autre part, notons que si les turcophones d’Iran se considèrent généralement comme iraniens, les rapports entre turcs et iraniens restent pour le moins ambigus. A titre très anecdotique, l’humour iranien par exemple vise généralement le turc sans tomber dans un registre raciste. L’iranien se moque du turc comme le français du belge. Les distinctions sont bien faites, pour autant les rapports sont pacifiques. Le nationalisme iranien des azéris (pour ne considérer que la plus grande minorité turque d’Iran), n’est pour autant pas l’issu d’un processus simple qui ne devrait son mérite qu’à une efficacité de l’enseignement. Il y eût bien quelques volontés politiques d’autodétermination au cours de l’histoire depuis les guerres russo-persanes qui déterminèrent les frontières de l’actuelle République d’Azerbaïdjan, et de la région azérie d’Iran2 . Mais leur importance est à nuancer, et il faut, dans une large mesure, plutôt attribuer les quelques revendications actuelles d’autodétermination au malaise dans lequel est plongé tout le pays, plutôt que dans une réelle conscience identitaire cherchant reconnaissance. Ces derniers phénomènes sont sans comparaison avec la question kurde, question sur laquelle nous reviendrons dans ce même article.

Toujours est-il, il peut-être intéressant de rester focalisé sur l’exemple azéri pour montrer comment la volonté d’enseigner une histoire iranienne a pu ériger des théories sur les origines des peuples, en liaison avec l’iranité. Aujourd’hui, il semble les origines turques du peuple azéri semblent indéniables. La langue est extrêmement proche du turc de Turquie et la culture musicale notamment, a bien plus d’affinité avec les rythmes anatoliens qu’avec les rythmes persans. Pour autant l’azéri n’est pas considéré comme le turc intériorisé d’Iran par toutes les théories. L’Encyclopædia de l’Islam par exemple présente l’idée selon laquelle « suite à la domination turque oghouze dans le Caucase à partir du XIIe siècle la population iranienne d’Adharbayjan et des parties adjacentes de Transcaucasie est devenue turcophone alors que les caractéristiques des Turcs Adharbayjani, comme les intonations persanes et le non-respect de l’harmonie vocalique, reflètent l’origine non-turque de la population turquisée.»3 Des études génétiques ont aussi été réalisées, étrangement commandées par l’Etat, allant dans le sens de l’origine iranienne de la population azérie.

Cette vision de construction identitaire conforte évidemment des positions gellneriennes derrière lesquelles nous nous rangeons volontiers : l’idée de nation est bel et bien un mythe. Ce n’est pas d’elle que naît le nationalisme mais bien du nationalisme que naît la nation4. L’exemple kurde, du fait du caractère inachevé du processus menant à la formalisation nationale, illustre bien cette idée : le nationalisme n’a encore jamais eu de nation (où de façon extrêmement éphémère) pour naître5, mais tend à la construction de la nation. Pour ce qui est de l’Iran, l’idée de nation est un mythe certes, mais un mythe efficace : la diffusion de la construction d’un nationalisme comme réalité est effectivement devenu l’outil de la légitimité politique de l’existence étatique. Toujours dans le sens de Gellner, la construction nationale est charriée par un processus d’intégration sociale allant de paire avec la modernisation, l’industrialisation. Il s’agit donc d’un processus de l’élan de ce qu’on appelle la modernité6. Il n’est donc pas étonnant que la décision d’officialiser une bonne fois pour toute le nom de la nation soit née au XXe siècle, en pleine industrialisation.

Peut-on désormais parler d’identité culturelle concernant le peuple mosaïque iranien ? Ne doit-on pas plutôt évoquer le terme d’identité interculturelle ? De nombreux psychologues de la sociologie tel G. Hervelin ou T. Rimoux7 mettent en évidence l’idée selon laquelle l’identité culturelle est avant une identité interculturelle. Puisque l’identité s’érige en fonction de l’autre, et se crée également en fonction d’affinités (je ne suis jamais à équidistance de tous ceux qui m’entourent), alors elle naît d’interpénétrations de valeurs, d’influences coutumières pour ériger des règles qui évolueront finalement d’un mouvement.
La question de la création identitaire relève bien de mesures, d’équilibrages normatifs, de réglementations de coutumes et de valeurs résultant de confrontations et d’influences entre des cultures proches. On ne saurait ériger d’identité culturelle sans rapport à l’altérité, et sans construction intrinsèquement développée par interpénétration.




1.On compte quatre grands dialectes kurdes : le kurmanji, le plus largement parlé (parlé au sein des territoires kurdes de Turquie et d’Iraq), le Sorani, parlé en Iran et en Iraq, puis le Zazaki et Gorani, dialectes plus rares parlés sur le territoire iranien.
2. A la fin de la Seconde guerre mondiale, un parti azéri d’opposition au pouvoir du Shah, le Parti démocratique Azerbaïjani, fondé par Jafar Pishevari, fut particulièrement actif, mais ce parti nationaliste restait azéri iranien. La teinte azérie ne remettait pas en question le sentiment de rattachement au peuple iranien. Par contre, un nationalisme plus panturquiste, et encore plus contemporain, a aussi vu le jour, dirigé par Mahmul Ali Chohraganli. Les revendications du Mouvement de Réveil National de l’Azerbaijan du sud sont de l’ordre de l’autodétermination et du ralliement avec l’Azerbaijan du nord. Les volontés du chef de file du mouvement ont été sévèrement étouffées par la SAVAC (services de sécurité intérieure et services de renseignements iraniens). Notons tout de même qu’il faut bien nuancer l’importance de ce mouvement qui n’a jamais trop su faire de vagues.
3. MINORSKY, V. « Adharbayjan » in Encyclopædia of Islam, Online Edition, 2006.
4. GELLNER E., Nations et nationalisme, Paris, Payot, 1989.
5. Une République kurde fut proclamée le 22 janvier 1946 par Qazi Mohammad – grâce au soutien soviétique notamment, mais le jeune Etat eut une bien courte existence. Un gouvernement fut rapidement formé, majoritairement de chefs tribaux (chefs qui se désolidarisèrent et se retournèrent d’ailleurs contre la République par la suite, pour des raisons d’ordre économique relatives au marché du tabac). Cette République connut une très courte existence du fait des retraits des troupes militaires soviétiques qui foulaient le sol iranien jusqu’en 46. A nouveau en pleine possession de ses pouvoirs, le Shah put reprendre ses entreprises répressives, écrasa la République dans le sang, et pendit notamment le chef Qazi Mohammad. On retient néanmoins de cette courte lueur d’espoir républicain un réel développement de la presse kurde et de volonté de formaliser la langue.
6. La modernité est un concept occidental complexe qui peut se définir par le processus de sécularisation. La confrontation des Temps modernes aux rapports entre religion et politique a débouché, en Occident, sur un nouvel état de fait qui se caractérise grossièrement par une autonomisation de la sphère publique par rapport au religieux, et à un recul du religieux. C’est cela même qu’on nomme la sécularisation. Ce déploiement, qu’il soit envisagé comme un transfert du contenu religieux au politique (Carl Schmitt, Politische Theologie, 1922, 2ème éd., 1934, rééd. Berlin, Duncker und Humblot, 2004, trad. fr. Théologie politique, 1922, Paris, Gallimard, 1988), ou comme un retrait du religieux (Hans Blumenberg, Die Legitimität der Neuzeit, Frankfurt a. M., Suhrkamp, 1966, 2ème éd., trad. fr. La légitimité des Temps Modernes, Paris, Gallimard, 1999), s’accompagne généralement d’une industrialisation, d’un développement des sciences, puisque la raison devient le nouveau référentiel de vérité, évinçant Dieu.
7. Ces auteurs sont notamment cités dans l’œuvre de Zohra Guerraoui, et Bertrand Troadec, Psychologie culturelle, Armand Colin, Paris, 2000.

Commentaires

Anonyme a dit…
J'aimerais juste corriger la notation de bas de page où tu indiques que le Zazakî est plus rare et est parlé en Iran. Le Zazakî est plus largement parlé au Kurdistan du Nord (Turquie) dans la région de Dersim, Erzincan et Diyarbakir (principalement). Le Goranî et le Zazakî étant très proche d'un point de vue linguistique fait qu'on nomme le sous-groupe, Zazakî-Goranî, mais il est intéressant de noter également que les Kurdes Zazas viennent du Xorosan iranien et donc qu'il y a encore une partie de ces Zazas toujours dans la région du Xorosan mais également dans la partie Kurde de l'Iran. Je rajouterais que les Zazas d'Iran sont plus proche des Gorans que des Zazas du Kurdistan du Nord.

Au Kurdistan turc, ils sont au nombre de 3 millions selon les estimations.

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