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Les réseaux chiites; un élément déterminant de la géopolitique du Golfe persique

Amélie Chelly

Les réseaux chiites; un élément déterminant de la géopolitique du Golfe persique



Le pan-chiisme a toujours été pour l’Iran un outil politique visant à étendre et à accroître son influence sur la région du Golfe. L’idée peut surprendre si on s’en réfère au dessin d’une carte géopolitique plus axée sur le pan-iranisme avant l’avènement de la République islamique, mais il ne faut pas oublier que les jeux stratégiques à l’époque des Shahs n’ont jamais compté sans la prise en considération du corps clérical, et plus encore depuis le XIXe siècle, des mouvements de réseaux sous l’autorité de centres théologiques traditionnels glissant progressivement vers une politisation. Si les Pahlavis n’ont pas fidèlement adopté un modèle atatürkiste, c’est notamment dans la perspective strictement politique de faire des réseaux cléricaux un excellent rempart contre certaines menaces idéologiques comme le communisme. L’Iran est le seul pays de la région golfienne à compter une écrasante majorité de chiites. Partout ailleurs dans la région, les chiites plus ou moins minoritaires sont sporadiquement persécutés au sein des Etats où ils se trouvent, très souvent brimés, et par conséquent admiratifs du modèle iranien qui a su ériger en pouvoir ce qui vaut à ces populations d’être généralement les cibles des autorités golfiennes. Il semble dès lors évident que l’Etat iranien se sente investi du rôle de protecteur, de défenseur de ses coreligionnaires, mais aussi de celui plus prophétique d’émissaire du mot d’ordre d’une révolution.
Sous la couronne, les turbans, et désormais, « sous les turbans, la couronne » , pour reprendre les termes d’Olivier Roy. Les réseaux chiites, imposantes machines politico-cléricales de rayonnement régional, sont des instruments de diffusion idéologique qui dessinent et déterminent au fil des événements politiques des enjeux d’ordre géopolitiques, d’où l’expression consacrée d’ « arc chiite » qui tient plus de la généralisation que d’une observation attentive des détails la vie des mouvements chiites au sens des pays du Golfe. La mutation et la transformation des réseaux chiites dans le Golfe du fait de leur politisation prenant une place de plus en plus officielle dans la région s’inscrit dans une continuité de divergences traditionnelles qui évolue en fonction en fonction de paramètres contextuels : l’importance plus ou moins grande de la population chiite au sein des monarchies, et l’élection de différents marja’hiyya, c’est-à-dire de centres d’imitation religieuse et désormais politique sont incontournables pour la compréhension des unions et des dissolutions de liens entre ces réseaux. Dans un contexte ou chiisme ne saurait rimer avec unanisme, l’expression d’ « axe », de « croissant » ou d’ « arc chiite » est avant tout à entendre dans le sens d’ « axe de crises sur lequel vient se greffer le chiisme » .




Formation et transformation des réseaux chiites en Iran et dans les pays du Golfe.


Pour comprendre la formation des réseaux chiites, il faut avant tout bien prendre en considération la tradition hiérarchisante du chiisme par rapport au sunnisme. L’imam sunnite est un membre de la communauté musulmane qui dirige la prière. Des études approfondies en théologie ne sont pas forcément requises. Le mot « Islam » qui, en arabe littéraire signifie « soumission » définit littéralement le rôle de celui qui dirige la prière dans le sunnisme : les études et les analyses n’étant pas une condition sine qua non, les imams ont pour taches de connaître les cinq prières quotidiennes, ainsi que d’importants passages du Coran par cœur. Par contre, la dimension hiérarchique que présente le chiisme se retrouve dans les rapports sociaux, et ainsi dans la formation des réseaux chiites qui, au départ, sont des réseaux sociaux et socialisants. Le clergé hiérarchisé présente une pyramide au pied de laquelle on trouve le simple mollah, qui dirige la mosquée et qui est le représentant religieux le plus directement lié aux fidèles, les conseille voire établit des règles au sein de la communauté religieuse , et à son sommet, le grand ayatollah. Traditionnellement, l’attribution des titres cléricaux est l’apanage d’une reconnaissance de la communauté. Le contexte Qadjar est à cet égard très illustrateur : sous cette dynastie, le pouvoir centralisé, et le mauvais relais du gouvernement sur le vaste territoire perse, laissait au clergé une grande marge de manœuvre, marge de manœuvre plus proche aussi du chiisme traditionnel . Plus un mollah faisait d’émule, plus grande était la communauté qui s’y rattachait, plus grandes étaient ses chances de se voir attribuer le titre d’Ayatollah (littéralement « signe de Dieu »… étrangement attribué par la reconnaissance humaine ). La même reconnaissance est requise pour le Grand Ayatollah… et pour le Marja’ . Le marja’ (« source d’imitation ») est la plus grande autorité. Il est le seul à avoir une autorité religieuse dans l’interprétation des Textes. L’évolution de cette hiérarchie consiste désormais en ce que la reconnaissance ne suffit plus. Les statuts sont dorénavant le fruit d’études et de contrôles, et donc par conséquent, les instances de contrôle – les centres théologiques comme ceux de Qom, Nadjaf, Machhad… – deviennent des sources d’un certain conformisme religieux homogénéisant les interprétations, les positions, et, par conséquent, les inclinations politiques qui se feront jour. Les marja’hâ dirigent ces centres religieux qui, comme on le devine assez aisément, deviennent le théâtre de conflits concurrentiels entre les différentes « sources d’imitation ». Cependant, l’accession de Khomeiny au pouvoir en 1979 met substantiellement fin à des conflits de légitimité : si ce marja’ n’a pas plus de légitimité religieuse que s’il n’avait pas été à la tête de l’Etat, il est du moins l’autorité interprétative officielle, puisque politique.
La tradition hiérarchisante a toujours été nourrie par une dimension sociale, financière, et morale. Seulement avant l’avènement de la République islamique en Iran, moment incontournable dans la transformation des réseaux chiites dans le monde golfien, la dimension politique n’intervenait pas fondamentalement dans les réseaux religieux ; du moins pas de façon officielle . La spécificité du modèle du réseau chiite par rapport au réseau sunnite s’articule autour du concept d’imâmisme omniprésent dans le chiisme . L’importance de la figure de l’imâm a un lien direct dans la formation des réseaux : d’abord, le culte de l’imam étant d’une importance non négligeable, les pèlerinages présentent un intérêt d’ordre financier qui serviront à l’entretien des lieux saints mais dont une partie circulera aussi à travers le réseau religieux. Les sommes amassées traditionnellement dans la sphère des pèlerinages ont progressivement valu aux grands lieux de cultes d’être comparés à des entreprises, en ce que ces sommes ne servent plus uniquement à couvrir les frais d’entretien. « L'accumulation des dons depuis des siècles, explique Bernard Hourcade, a permis à certaines fondations religieuses (waqf) d'accumuler des fortunes colossales, comme celle du tombeau de l'Imam Réza à Mashhad, qui est devenue la plus importante société privée d'Iran » .
La dimension financière des réseaux (pour leur pérennité), à l’heure où le chiisme n’était pas officiellement et politiquement appliqué, a permis une autonomisation indéniable des réseaux par rapport au pouvoir. Cette force autonome est justement la force hybride qui a permis le renversement du régime du Shah ; hybride, parce que le réseau chiite qui reliait Khomeiny à l’Iran avait gardé son assise morale traditionnelle (puisque ne l’oublions pas la richesse d’un clerc laissait présager de sa reconnaissance et de son influence morale), tout en pénétrant, par une autonomisation progressive, la sphère du politique .
L’assise politique désormais officielle des réseaux chiites marque le commencement d’un profond changement dans le fonctionnement ainsi que dans la nature même des réseaux chiites en général. D’abord pour l’entrée en sphère politique que nous avons évoquée mais aussi du fait de la volonté d’exportation révolutionnaire entreprise par l’Iran, sans parler d’un passage d’un politique désormais panchiite au détriment d’une politique paniranienne . Cette entreprise de diffusion n’est pas à considérer que pour elle-même, mais à contextualiser pour comprendre le succès et les échecs des réseaux chiites iraniens dans le changement des réseaux chiites transnationaux.


Depuis le décret du 5 mai 1979, les pasdarans (gardiens de la Révolution islamique) constituent une force soumise au guide suprême (à l’époque Khomeiny), à savoir les membres d’un réseaux tout à fait conforme à l’ordonnancement traditionnel du réseau chiite (les membres se rangent sous la coupe du marja’, sauf que, désormais, ce rangement tient plus de l’allégeance que du choix spirituel). Ces gardiens de la révolution ont pour tâche, comme leur appellation l’indique, de garder le message révolutionnaire au sein du pays. Ils sont la force chargée du maintient des legs de la révolution ainsi que du réseau religieux au pouvoir. Pour ce qui concerne les réseaux chiites chargés de l’exportation de la révolution à l’ensemble des pays du Golfe, ce n’est pas aux pasdarans que nous pensons en premier lieu. Pour autant, même si les gardiens de la révolution sont censés être des gardiens et non des médiateurs, leur rôle est d’une importance capitale pour la pérennité du message révolutionnaire iranien à l’intérieur de ses frontières, par une reconnaissance que le réseau obtient des pays voisins en apportant une aide aux minorités menacées par des pouvoirs qui s’opposent à l’islamisme ou à l’islam chiite, et ce officiellement depuis les années 90, plus officieusement depuis les années 80.
Les forces spéciales Al Qods sont créées dans les années 90. Il s’agit d’une branche du réseau pasdaran axé sur la politique extérieure. Quel est le rôle du réseau pasdaran au niveau de la politique extérieure de l’Iran ? En quoi ce réseau marque-t-il le passage d’un réseau chiite traditionnel ayant une posture critique par rapport au pouvoir à un réseau ayant le pouvoir d’influencer le monde golfien, et le pouvoir tout court ? Il faut d’abord mettre en évidence la jonction qui existe désormais entre le financement du réseau et la politique extérieure : une branche des pasdarans contrôle les ports et la douane. Inutile de rappeler que l’Iran ne raffine que très peu son pétrole, et ce n’est pas, comme beaucoup le disent, l’incapacité des ingénieurs du pays, ou le manque de moyens qu’il faut incriminer. L’exportation du pétrole et l’importation d’essence en Iran sont un excellent moyen légitime de détournement des biens publics qui permet le financement du réseau des pasdarans, et notamment de sa branche armée de politique extérieure, les forces spéciales Al Qods, elles-mêmes à l’origine du financement de nombre d’autres réseaux islamistes notamment dans le Golfe. Nous sommes bien loin d’un financement de réseau par les dons des fidèles ou l’accumulation des donations en faveur des lieux de culte.
La politique extérieure est désormais un moyen de conserver un réseau interne. Le projet de la branche pasdaran est un projet de résistance interne, et de résistance à l’étranger qui se manifeste par une aide apportée aux minorités chiites des pays avoisinants , et si l’implantation de ces branches ne se limite pas aux pays du Golfe , elles n’ont d’autre objectif que de garantir les intérêts du régime à l’extérieur. Le fait même que cette branche ne ressemble ni de près ni de loin à un parti politique conforte son assise dans son rôle exclusif de garant.
Al Qods fait partie du grand projet né en 1980 d’aide à la révolution islamique dans le monde, projet ouvert par la création du Cercle des mouvements de libération . Avec un statut ministériel, ce Cercle a pour vocation de soutenir matériellement et financièrement les mouvements islamiques dans le tiers-monde. Du Front Islamique Uni pour le Salut de l’Afghanistan au Groupe Islamique Armé en Algérie, en passant par l’organisation islamiste dirigée entre autres par Al Zawahiri en Egypte, le grand projet du cercle ne doit pas pour autant nous induire dans l’erreur qui consiste à confondre les groupes aidés pour une résistance à l’oppression de l’autorité, et ceux qui ont réellement pour but l’instauration d’une République islamique sur le modèle iranien. Ce n’est pas vers les forces spéciales Al Qods q’il faut orienter nos regards pour ce qui concerne la volonté d’exporter la révolution iranienne. Cette volonté a concrètement concerné l’Iraq, notamment via l’organisation chiite créée à Téhéran en pleine guerre Iran-Iraq, Conseil suprême de la révolution islamique en Iraq (1982) qui a d’ailleurs changé son appellation pour devenir Le Conseil islamique iraqien en 2007 (ce qui laisse peu de doute sur l’abandon de l’utopie révolutionnaire comme projet du parti), et si les forces Al Qods sont directement liées à cette organisation , là encore, elles jouent un rôle de soutien et non d’exportation directe.
Dans les autres pays du Golfe, l’avènement de la République islamique d’Iran et la volonté de l’exportation révolutionnaire a également transformé les réseaux chiites locaux, bien que le projet de diffusion révolutionnaire n’ait pas été aussi concrètement étudié que pour l’Iraq. Si le Hezbollah au Liban est le plus connu, il ne faut pas sous-estimer l’impact de 79 en Arabie Saoudite ou au Bahreïn, où les populations chiites sont généralement mises à l’écart du pouvoir, par endroit difficilement tolérées . L’avènement de la République islamique a, en toute logique, réveillé les aspirations des communautés chiites de ces pays ainsi que les orientations des réseaux chiites locaux. Au Bahreïn, la révolution a eu d’autant plus d’impact qu’il n’y a pas de Marja’iyya locale, et qu’il est difficile d’énumérer les personnalités chiites tant elles sont nombreuses et divergentes en 79 . La transformation des réseaux locaux engendrée par les espoirs qu’offrait le modèle iranien n’a jamais pris d’autres teintes que celles d’une volonté de reconnaissance nationale, de revendications identitaires et par là même, socio-politiques. L’avènement de la République islamique n’a globalement été qu’un catalyseur des revendications bahreïnies, débouchant, il est vrai, sur la création du Hezbollah Bahreïni (téléguidé par Téhéran) et au Front islamique de Libération du Bahreïn, dès septembre 1979. Téhéran guide désormais tel un marja’ transnational les différentes communautés du Golfe, mais, encore une fois, comme l’affirme notamment Mikaïl Barah, les « trois structures majeures quoique non exclusives [qui] peuvent être considérées comme représentatives de l’essentiel des intérêts des chiites du Bahreïn : le mouvement al-wifâq, l’Association de l’Action islamique (Jam’iyat al-‘amal al-islâmî) et l’Assemblée nationale de la Fraternité (Jam’iyat al-akhâa al-wataniya) (…) comptent au rang des partis nationaux chiites, et sont représentatifs d’une opposition nationale effective » . Nous restons dans l’opposition pour la déstabilisation, et non dans l’appel révolutionnaire, bien qu’il faille nuancer en rappelant les fameuses émeutes bahreïnies de 1994, émeutes qui n’auraient certainement pas pu être portées sans la brèche ouverte par l’assise nouvelle d’une politique chiite au-delà des frontières bahreïnies .

La progressive transformation des réseaux chiites à travers les pays du Golfe ainsi que l’explosion idéologique et stratégique qu’a engendré l’avènement de la république, et par là même de l’assise politique d’un réseau chiite, a abouti non seulement à une nouvelle donne géopolitique, mais également à un nouveau rapport des centres aux périphéries, au gré de nouvelles assises politiques.

Les réseaux chiites transnationaux : forces centripètes et centrifuges.

La coloration politique des réseaux chiites nous éloigne paradoxalement plus que jamais de l’expression d’ « arc chiite », parce que la politisation a engagé un mouvement géo-stratégique et géo-stratéfié. D’abord, des prises d’autonomies des réseaux satellites iraniens par rapport à Téhéran esquissent un éclatement de l’arc, et plus encore, les conflits entre réseaux chiites démembrent l’idée d’une cohésion homogène et continue ; et si les différents jugements que les communautés chiites du monde golfien ont pu porter sur le modèle iranien est souvent une des causes d’alliances et de désunions, beaucoup d’autres paramètres sont à prendre en considération.
Le Hezbollah libanais est très certainement l’exemple le plus illustrateur de ce processus d’autonomisation. Dès 1979, le Liban devait être la scène privilégiée de l’exportation révolutionnaire. Ce sont d’ailleurs des pasdarans, dont l’assise politique est désormais officielle, qui débarquent au Liban l’année même de l’avènement du régime islamique iranien, pour y implanter l’idéologie. Les premiers paragraphes de la lettre ouverte expliquant le programme du Hezbollah, prononcée en 1985 par le Sheikh Ibrahim Al-Amin à Beyrouth, est à ce titre assez révélateur des liens avec l’Iran, et des prétentions révolutionnaires du tout jeune parti :

“We are often asked: Who are we, the Hizballah, and what is our identity? We are the sons
of the umma - the party of God (Hizb Allah) the vanguard of which
was made victorious by God in Iran. There the vanguard succeeded to lay down the bases
of a Muslim state which plays a central role in the world. We obey the orders of one
leader, wise and just, that of our tutor and faqih (juriste) who fulfills all the necessary
conditions: Ruhollah Musawi Khomeini. God save him!
(...)Ourbehavior is dictated to us by legal principles laid down by the light of an overall political conception defined by the leading jurist (wilayat al-faqih).”

Le satellite libanais de l’Iran est l’exemple le plus probant d’une politique iranienne de réseaux, basée sur la dépendance financière et idéologique. C’est sur cette base que nombre d’autres Hezbollah se sont créés dans les monarchies du Golfe, en Iraq, au Pakistan, en Afghanistan, en Arabie Saoudite, en Afghanistan… Et ces groupes, plus ou moins structurés, plus ou moins soutenus par la population, ont de plus en plus tendance à prendre une autonomie inéluctable aux vues de la variété de contextes au sein desquels ils évoluent. Le Hezbollah libanais est un parti politique ayant un rôle non négligeable sur la scène politique libanaise, contrairement, par exemple, au Hezbollah saoudien réunissant peu de membres, et de surcroît, bien peu organisés. La valorisation inévitable du versant social du parti Hezbollah au Liban a notamment été à la source de son autonomisation par rapport à l’Iran. L’aide iranienne et syrienne s’est progressivement limitée à la branche armée, celle-là même qui fait l’objet d’une qualification terroriste dans nombre de pays occidentaux. Les décisions prises par le parti politique libanais lui-même ne sont plus téléguidées par Téhéran, et parmi ces décisions, l’abandon du modèle de République islamique au profit de la conservation d’un équilibre entre les dix-sept communautés religieuses présentes sur le territoire libanais, notamment. La distance prise par le Hezbollah par rapport à l’Iran lors de la crise libanaise est certainement plus l’effet d’un long processus d’adaptation contextuelle des aspirations du parti, que d’un fait géo-stratégique ponctuel. Ce détachement si indéniable puisse-t-il être, est à envisager comme un aboutissement.
Le détachement de certains maillons de la grande chaîne chiite peut aussi être le fait d’initiatives non assumées par le centre. Si le Hezbollah libanais a su prendre ses distances du fait d’une adaptation progressive aux besoins politico-sociaux du pays, le Hezbollah saoudien a, par exemple, creusé un fossé avec le centre du fait d’une prise d’initiative politique non revendiquée par le centre idéologique, pourtant secrètement à la source de l’action : le groupe saoudien est moins un parti qu’une organisation militante dont les seules actions politiques consistent souvent en des entreprises terroristes, comme celle conduite contre le camp militaire américain d’al-Khobar en 1996. Si les attentats de la branche saoudienne et certainement bahreïni ne sont généralement soutenus que par la frange la plus extrême de la politique iranienne, ce dernier attentat n’a pas été ouvertement appuyé par l’Etat iranien, AlQaïda a longtemps été soupçonné d’en être le commanditaire, même s’il parait désormais évident que le satellite saoudien a été un moyen officieux d’intimider le grand Satan, et à travers lui, Israël . La branche saoudienne qui n’a pas été ouvertement soutenue par le centre, est désormais réduite à faire profil bas, perdant ainsi toute ses chances de s’émanciper sur un modèle libanais, et en même temps, de répondre aux aspirations premières de diffusion du modèle iranien. Le statut de groupe terroriste est attribué au Hezbollah saoudien (Hijaz) tant par les Etats-Unis que par le pays au sein duquel l’organisation évolue, l’Arabie Saoudite. Nous sommes bien loin de l’implication libanaise – de l’après Saddam Hussein – dans la politique du pays, pour autant Hezbollah libanais et saoudien sont les enfants du même père idéologico-financier. La branche bahreïni, quand à elle, connaît une autonomisation plus flagrante encore par l’abandon officiel d’une politique d’alignement sur le régime iranien, au profit de revendications exclusivement nationales : la déstabilisation du régime bahreïni. « Désignés sous le nom de ‘Hezbollah’ par le régime qui refusait de voir dans ce soulèvement de jeunesse chiite défavorisée l’expression symptomatique de la crise économique et du manque de perspectives politiques, précise Laurence Louër, ils étaient plus significativement regroupés au sein du Mouvement des Libéraux de Bahreïn, dirigé depuis Londres par des personnalités comme Mansûr Al-Jamrî, l’un des fils de ‘Abd ak-Amir al-Jamrî . En choisissant l’exil londonien, le mouvement d’est donné les moyens d’élaborer une stratégie politique indépendante, où l’action révolutionnaire a cédé la place à la pression internationale sur le régime bahreïnien, via la mobilisation de parlementaires britanniques, ainsi que des médias et des organisations des droits de l’homme. Au Bahreïn, le virage pragmatique de l’Iran a finalement été aussi l’occasion d’une maturation de la mouvance Al-Da’wa, qui a su rassembler la population derrière un projet politique national »

Les rapports de la périphérie au centre n’échappent pas à une progressive orientation plus géostratégique qu’idéologique… et plus encore à une orientation géostratégique au détriment du message idéologique. En fait, les réseaux chiites n’ont pas de spécificité particulière dans la formation d’alliance ou, au contraire, dans un processus de dissolution des liens. L’assise politique religieuse a fait de la géostratégie le seul tracé de la nouvelle carte golfienne. L’observation, à ce titre, de l’influence du phénomène de persécution sur la formation et la transformation du réseau chiite illustre bien ce propos. La délocalisation de Nadjaf, à Qom, sous Saddam Hussein est de ce point de vue assez significative : l’Iran accueille les religieux chiites en exil pour mieux contrôler à son profit les réseau chiites.
Les réseaux du clergé basé en Iraq ainsi que les réseaux sympathisants basés dans les monarchies du Golfe, prennent de concert le chemin structuré d’une opposition aux régimes. On doit entre autre la naissance du parti sadriste au centre iraqien de Nadjaf, et la délocalisation de ce centre en Iran ne présenta pas un frein à l’émergence de cette organisation. Les exils massifs de religieux de Nadjaf sous la dictature Husseynienne n’avait fait qu’achever un processus qui démarra dès les années 20, là encore pour des raisons d’ordre géostratégique , et qui esquissait l’ombre d’une concurrence entre les centres de Qom et de Nadjaf. Le parti baasiste ne fit que dépeupler un peu plus les bans du centre iraqien au profit de la ville sainte iranienne, de sorte qu’aujourd’hui, les effectifs du centre de Qom tournent autour de trente milles étudiants contre quelques milliers en Iraq . La solidarité inter-réseaux née de l’oppression est une évidence politique, au même titre que le chaos dans lequel la cessation de la domination baasiste a plongé les mouvements chiites du Golfe. La course à la légitimité de la marja’ a notamment enfanté de la bipolarité religieuse et politique chiite Sistâni/Khamenei. Depuis le desserrement de l’oppression « la marja’iyya reste plurielle, éclatée entre Qom et Nadjaf, et d’autres pôles éventuels, comme Beyrouth ou mashhad, et ‘Ali Sistâni est le marja le plus largement suivi » . « En fait le centre et le pivot de la Shia'h était Najaf, mais Saddam l'a ruiné » dit Sayed Ibrahim Larjvardi, le secrétaire général du Centre de Sistâni, le centre d'Information Globale Ahloulbayt. « Maintenant, c'est Qom, la mère-patrie de la Shia'h, c'est ici à Qom! » .
Les disjonctions à l’intérieur de la mouvance idéologique iranienne ne sont qu’une incarnation des divergences inter-réseaux. La volonté hégémonique du géant iranien a également engendré d’autres tendances beaucoup plus radicalement rivales, comme la shiraziyya, réseau également tentaculaire basé dans les monarchies du Golfe articulé autour de Kerbala. L’opposition de cette entité présente un fondement moins stratégique qu’idéologique. Si le chiisme reste un socle, la lecture de l’avènement d’une politique séculière religieuse n’est, pour ce groupe, pas de mise… ce qui nous conforte là encore dans la mythification de l’idée d’ « arc chiite ». Le concept de Dar el Islam ne saurait être nié par un réseau qui se dit chiite, d’où l’aspect commun de leur politique anti-israélienne, mais la légitimité du guide suprême ainsi que toute forme de revendication révolutionnaire en vue d’une application politique chiite sont par ce groupe, condamnées. Kerbala, grande rivale de l’axe – dont l’homogénéité est à nuancer – Nadjaf/Qom, a également déployé ses bastions de façon stratégique au Koweït, en l’Arabie Saoudite, mais aussi au Liban et en Syrie. Elle aussi a su politiser dans l’officialité ses aspirations sous la forme de partis : l’Organisation de la Force Islamique voit le jour en réaction à l’éclosion politique du réseau iranien et de ses satellites. Cependant, l’avènement d’un tel parti est aussi le lieu d’un retour aux sources fondatrices mêmes de ces réseaux rivaux : le chiisme. La shiraziyya est partisane d’une lecture plus traditionnelle du chiisme qui se reflète d’ailleurs dans sa hiérarchisation . L’opposition consiste en une lecture assez éloignée de la métamorphose qu’a subi le chiisme sous la plume des philosophes qui ont porté la révolution (pensons notamment à ‘Ali Shariati), et qui place l’avènement d’une justice religieuse entre les mains de l’homme alors que la tradition prône un repli dans l’attentisme, seule position politique fidèle aux exigences du chiisme duodécimain.
Les divisions du monde chiite golfien sont à la source de la restructuration du théâtre politique de nombre de pays du Golfe du point de vue des positionnements politiques de la population en référence aux « sources d’imitation » élues, mais également du point de vue de la sphère religieuse qui subit, malgré elle, les influences de courants désormais politiques. Les mutations sociales engagées par l’assise politique d’une tradition religieuse ont désormais un impact nourrissant les intérêts de ces différents réseaux, et par jeu de connexion des centres aux périphéries, s’étendent à tous les pays du Golfe.
L’exemple de la figure du Bassidj, pour ne considérer que celui-là, est à ce titre assez révélateur : Les théories du chiisme politique portées par le réseau islamique iranien érige l’idée du bassidj (« mobilisé » en persan) comme l’incarnation séculière du martyr et l’acteur de la sécularisation de l’attente messianique en révolution islamique. La portée idéologique est désormais statufiante. La figure du bassidj doit notamment son origine à la pensée de Shariati, pour qui la posture traditionnelle du croyant était une véritable aubaine pour le pur politique incarné dans des formes étatiques tyranniques, pour exercer leur pouvoir. Les bassidj sont les agents de ce que Shariati nomme khodsâzié enghélâbi (l’auto-construction révolutionnaire). Pour Shariati, ce renversement du chiisme s’inscrit dans les racines du plus pur de la religion : en arrachant le pouvoir aux mains des dominants pour le donné chiites authentiques, on passe d’un chiisme Séfévide, à un chiisme authentique. Le martyre, dans le chiisme, joue un rôle autrement important que dans le sunnisme, branche principale de l’islam. L'histoire de la vie des imams chiites est marquée par les martyrs réels ou supposés, martyres parce qu’ils ont traditionnellement subi les exactions du pouvoir. On est désormais confronté à un vrai renversement à la base idéologique de la formation et de la transformation de nombre de réseaux : l’attentisme traditionnel religieux devient une lecture supplantée par l’autorité religieuse du politique .


L’assise politique du réseau chiite iranien marque l’avènement d’une aire idéologique, mais aussi une nouvelle conception du monde du Golfe, celle d’un ensemble figée dans l’oppression monarchie préalable à la libération du chiite, sur le modèle iranien. La politisation progressive de ces réseaux qu’il faut faire remonter avant l’avènement de la République de 1979 a dessiné les nouveaux contours d’oppositions qui perdent progressivement la substance idéologique pour ne plus se cantonner qu’à une politique internationale de contexte, à savoir une géostratégie. La lente désolidarisation des périphéries vis-à-vis des centres sont désormais l’apanage d’enjeux géopolitiques dépossédés d’aspirations idéologiques atemporelles dénaturées par les contextes nationaux. Le concept d’ « arc chiite » est un terme bien réducteur qui ne saurait finalement caractériser que la présence effective d’une diaspora chiite dans les pays du Golfe sans définir un mouvement politique et religieux transnational homogène. Le transfert des fondements religieux au politique garde pour ainsi dire le caractère divisé d’une tradition soumise à différentes lectures : d’une légitimité d’une marja’iyya à une autre, les réseaux chiites n’ont conservés de traditionnel que la division quand à la bonne « source d’imitation ».

Commentaires

analysekurde a dit…
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