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Des identités en superposition

UN ARTICLE SUR "CETTE ETOILE A MON BRAS de Setâre Enayatzadeh

On pensera ce que l’on veut du débat sur l’identité nationale, de son opportunité et de ses conclusions, en admettant qu’il fallait, à un moment où à un autre, se réapproprier le terme devenu sensible d’ « identité », comme ce fut le cas pour le concept de « nation ». Cependant aucun débat ne pourra épuiser le sujet, tant des identités individuelles et collectives multiples composent l’identité nationale. A interroger le patrimoine du judaïsme, nous trouvons en substance toute la complexité de la question du « qui suis-je ? », et « qui suis-je vivant avec les autres ? », que posait déjà de manière synthétique Hillel. Les recherches en génétique confirment d’ailleurs cette mosaïque d’origines et de cultures, qu’un sentiment fort d’appartenance à une communauté de destin cimente ; sentiment qui doit beaucoup, faut-il le rappeler, aux piqures de rappels de l’antisémitisme, de l’image apposée sur le dos d’hommes qui souvent ne savaient pas jusque là ce que signifiait le fait d’être juif.

Comme j’avais eu l’occasion de le souligner, peut-être que la question de l’identité nationale pourrait trouver un point d’ancrage dans le rapport du citoyen à la cité grecque et ses divinités. Dans sa maison et au sein de sa famille, il peut honorer toutes sortes de divinités, au cours de toutes sortes de cérémonies. Le culte de la cité impose cependant des divinités tutélaires, et des cérémonies ritualisées visant à renforcer la cohésion de la cité, à homogénéiser le corps civique. Cela donne une superposition dans laquelle à la fois les particularismes peuvent s’épanouir, et le groupe exister et se perpétuer. L’équilibre entre les deux est délicat mais essentiel. Les tentatives d’unification sont périlleuses, et il est toujours frappant de constater qu’en physique les mêmes termes de superposition et d’unification sont employés, pour évoquer l’existence si troublante des mondes quantiques de l’infiniment petit et de la gravité.

Le cinéma et la littérature ont l’extraordinaire capacité de mettre en lumière et en scène l’humanité de ces questions. De montrer qu’elles concernent avant tout des individus. L’un de ces romans vient d’être publié, qui illustre encore la profondeur des identités et la confusion des univers. Un jeune juif allemand, Henrich, réfugié à Paris depuis la venue d’Hitler au pouvoir, vit de cours de peinture qu’il dispose, alors qu’il était un artiste peintre et un critique d’art réputé. Il ressent son judaïsme de manière complexe, « interne » et externe » ; il le vit, l’étudie, l’aime, et en même temps, depuis quelques années, il le subit, puisqu’on l’accuse de porter une sorte de maladie héréditaire, inguérissable ; entre amour et haine de soi, comme ce fut le cas pour bon nombre de coreligionnaires. Mais une mission délicate, proposée par un diplomate, va venir encore brouiller les frontières : se rendre en Allemagne, et approcher les cercles intimes du Führer, pour, à ce moment, aviser de ses plans et de la meilleure manière de les contrer. Son ticket d’entrée ? Magda, la femme de Goebbels, amatrice d’art, et qui, quelques années plus tôt, avait même eu une relation – cachée – avec un jeune juif. Henrich se fera ainsi passer pour un grand connaisseur d’art chinois ; le plan fonctionne au mieux, puisque qu’il entreprend même une liaison avec Magda, et est employé comme fonctionnaire du régime ; qui devient-il alors ? Sa relation – complexe et perverse – avec Magda le trouble, son travail l’écœure, même s’il peut ainsi mettre à l’abri un certain nombre de juifs, et notamment une toute jeune enfant que le traumatisme mure dans le silence.

Le cheminement intérieur d’Henrich, parallèle à l’abîme dans lequel est plongée l’Histoire, qui la dépasse et le submerge ; sa quête qui peut le perdre – dans tous les sens du terme – à chaque instant, constituent des axes explorés avec à la fois subtilité et violence.

L’auteur n’est pas pour rien dans l’intérêt pour ce roman ; Setâre Enayatzadeh est une chercheuse en philosophie politique, qui s’est spécialisée sur l’Iran des mollahs ; plus largement, sur les identités qui composent sa culture plurimillénaire. C’est ainsi que la question kurde est très présente dans ses recherches ; Setâre maîtrise les différentes langues, us et coutumes de ces identités, cumulant une origine juive, elle-même mélangée entre Europe et Moyen-Orient. Cette mosaïque, plutôt qu’une superposition, contribue tout à la fois à un enrichissement personnel et à la difficulté de se définir. D’autant que des conflits d’intérêt peuvent rendre le positionnement délicat, notamment autour de la problématique israélienne.

Ce roman est une œuvre de jeunesse, alors que l’auteur était à une période charnière, entre la fin de l’adolescence et le début de l’âge adulte ; elle avait d’ailleurs beaucoup travaillé le fond historique, pour rendre ce décor parfaitement crédible. Œuvre de jeunesse laissée quelques années en friche, avant qu’un besoin, une évidence, rende sa parution irrépressible ; et ce fut au moment où précisément l’auteur travaillait intensément sur la question kurde, s’éloignant, en apparence, d’un questionnement juif. Pourtant, ces univers sont proches ; les minorités présentent toutes des caractéristiques similaires, surtout quand elles évoluent dans des contextes d’oppression, ou de contraintes plus ou moins grandes. A cela s’ajoute, pour les kurdes, une question nationale – essentiellement en Irak – et de reconnaissance de leur culture, en Turquie.

« Il faut s’exprimer coûte que coûte, une étoile au bras ou au cœur, l’identité collée à l’âme ou au poignet »… Voici une conclusion qui vaut pour tout individu, et qui est un fil conducteur du roman.

Illustration très forte de chemins de vie qui s’entrecroisent, au hasard des rencontres et des séparations, mêlant des cultures et identités aux siennes propres, les enrichissant tout en les interrogeant. Le judaïsme pourrait bien apporter des pistes passionnantes de réflexion sur les débats nationaux actuels.

Setâre Enayatzadeh, Cette étoile à mon bras, L’Harmattan, 2010, 17e, 175p.

Par Stéphane Encel, pour l'Arche

Commentaires

benjinuevo a dit…
Quand on ajoute l'eternelle qualité d'ecriture de Steph Encel, que je salue au passage, au roman formidable (que je suis en train de finir) de Setâre, cela donne un très bel article.

Il est vrai que les dilemmes auxquels est confronté Heinrich ont une resonance actuelle qu'on ne soupconne pas forcement.

Cordialement à vous 2 =)
Non, en fait, je vous apprécie énormément pour etre sincere.

Mais mes felicitations le sont aussi ^^

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