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Élections présidentielles iraniennes de 2009 : Quand les mollahs critiquent le régime des mollahs.

Les élections présidentielles iraniennes de 2009 constituent certainement un tournant majeur de cette décennie, en ce sens que les aspirations populaires déchaînées par le caractère frauduleux de ces élections n’ont pas uniquement montré à la terre entière que la république Islamique s’encrait dans des postures dictatoriales, mais ont révélé, de façon progressive certes, une volonté révolutionnaire au sens propre du terme, une volonté de changement de la part du peuple. Au-delà de l’expression populaire, et c’est ce sur quoi nous orienterons plus particulièrement notre attention, la voix des fondateurs du régime eux-mêmes, des grands religieux qui ont contribué à la construction de l’édifice de la République islamique, s’élève pour faire trembler les fondations de la bâtisse qu'ils auront pourtant construite de leur propres concepts théocratiques.
Le 12 juin 2009 a marqué le départ d’une grande vague de contestation. Tout d’abord, ce sont les très officiels 62,63%1 du Président sortant Mahmoud Ahmadinejad et la promesse d’un maintien pour cinq ans encore des radicaux au pouvoir qui ont convié la population à la rue. M. Moussavi, candidat malheureux et pourtant favori de ces élections, devient alors bien plus que l’homme derrière lequel on se range du fait d’avoir été abusé à ses dépens. Il devient une couleur protectrice2 et, très progressivement, l’idée d’une sortie du système3… Ne l'oublions pas, M. Moussavi a plus que jamais été un homme du régime, un homme qui s'est très progressivement désolidarisé du système par des déclarations dont la teneur remettait en question les bases de la République islamique. M. Moussavi n'est pas l'homme que le peuple a porté et porte encore dans son cœur, M. Moussavi était bien plutôt l'homme du moindre mal par rapport à M.Ahmadinejad... mais ce qui nous intéresse plus particulièrement ici, c'est le fait que M.Moussavi est un de ces bâtisseurs dont nous parlions, une des pierres de la grande bâtisse de la République islamique. N'oublions pas qu'aux heures difficiles de la révolution de 1979, M. Mir Hossein Moussavi était l'éditeur officiel du journal du parti de la جمهوری اسلامی, (djomhuli-e eslâmi) la République islamique, avant de diriger le bureau du parti de la jeune république, de participer à la fermeture d'une grande partie des universités pour procéder à l'épuration nécessaire à la bonne mise en place du nouveau régime, de pourvoir le poste de Ministre des affaires étrangères et par deux fois celui de premier ministre. M. Mir Hossein Moussavi est sur le devant de cette nouvelle scène iranienne qui offre à la vue de toute une opinion internationale un émiettement du régime qui se déploie de l'intérieur, mais cet homme n'est pas le seul, et surtout il n'est pas l'exemple le plus pertinent de ce retournement des fondateurs contre leur fondation. Les élections présidentielles de 2009, et ses conséquences ont un peu plus qu'auparavant dévoilé au monde l'existence de théologiens qui se retournent contre le régime, et qui eux, font réellement trembler les détenteurs du pouvoir.
Les inquiétudes du pouvoir : la rédemption des bâtisseurs de la République islamique
Le chiisme qui est censé être le ciment de la théocratie iranienne, s’illustre malheureusement dans une actualité souvent tragique. L’Occident n’est plus dupe du prétexte qu’il incarne désormais de façon exclusive en Iran, et ne connait malheureusement le chiisme que sous son angle politique... angle qui lui est pourtant traditionnellement incompatible. De plus en plus d’autorités religieuses le soulignent : des religieux respectés qui ont cru eux-mêmes en l’utopie théocratico-chiite, jusqu'aux religieux qui veulent entrer dans le système en vigueur pour faire entendre leur position sur l’illégitimité religieuse et politique d’un tel régime. La république répressive est « un péché sur le plan religieux et un crime sur le plan juridique », pour reprendre les termes du grand ayatollah Montazeri. Ses propos sont d’autant plus lourds de sens que Montazeri est un personnage absolument incontournable dans l’établissement de la République islamique, et nous reviendrons sur son rôle et la nature de son « repenti » tout au long de nos considérations.

C’est parce que le régime a dénaturé le chiisme traditionnel qu’il faut parler d’un manque de légitimité religieuse, autant que d’un manque de légitimité politique. Le dessin caricatural présenté par l’Herald Tribune du 24 juin 2009 illustre bien la contradiction interne des fondements du régime : Khamenei est face à deux votants et leur déclare « Vous votez, Dieu décide. » Cela laisse peu de doutes sur le réel électorat du président sachant, qu’en Iran, le représentant de la parole de Dieu n’est autre que Khamenei, le guide suprême.
Le régime n’a pas peur de s’asseoir dans la répression, il n’a pas peur non plus de provoquer le reste du monde, et ne craint pas de voir les conditions imposées au peuple iranien critiquées massivement par la communauté internationale... par contre la perspective que les architectes de la bâtisse étatique condamnent eux-mêmes ses fondations, revient, en quelque sorte, à scier la branche sur laquelle le régime se tient.

« Si le peuple iranien (...) est réprimé, la montée de la frustration pourrait éventuellement détruire les fondations de n’importe quel gouvernement, aussi fort soit-il ».
Les termes sont posés par l’ayatollah Montazeri : on parle désormais de destruction des fondements du régime. Si ces propos n’impliquent que le versant d’une illégitimité politique, l’ayatollah s’en prend aussi au versant religieux. Là est le point d’Archimède de l’effondrement de toute cohérence existentielle du régime. En effet, les propos de Montazeri sont d’autant plus pertinents qu’il était l’héritier de l’imâm Khomeyni. En 1989, l’hodjatoleslam Khamenei est devenu ayatollah du jour au lendemain pour être guide suprême et ainsi écarter un Montazeri clairvoyant sur la récupération du chiisme comme outil politique. Montazeri s’est vu invité à la résidence surveillée en 1997 ainsi qu’en 2003, à Qom.
La surveillance n’est que physique, le grand marja (Le marja’ , « source d’imitation », est la plus grande autorité. Il est le seul à avoir une autorité religieuse dans l’interprétation des Textes) n’a jamais cessé de publier, jusqu’à son très récent décès, le 20 décembre 2009, des communiqués pour promouvoir une séparation des pouvoirs religieux et politiques, ainsi que la démocratie en politique. C’est d’ailleurs dans un récent entretien copieusement diffusé sur des sites électroniques iraniens que Montazeri a exprimé son soutien au peuple, en touchant ouvertement aux fondements du régime. Chaque iranien a le droit de « s’exprimer pacifiquement (...) Chaque bon musulman a le devoir de s’opposer à l’injustice de ceux qui bafouent ses droits ». Rappelons que le chiisme duodécimain, religion officielle de l’état iranien depuis le 16ème siècle, définit des positions à adopter par les fidèles en matière de politique...et ces positions ne sont absolument pas celles qui ont fondé la république islamique d’Iran. C’est en ce sens qu’il faut comprendre les termes de « dénaturation » du chiisme traditionnel que nous employions plus haut. Le chiite qui observe la religion traditionnellement doit attendre l’établissement d’une justice divine avec l’arrivée du douzième imâm, l’imâm caché, Mahdi. Cette grande attente, seule position politique acceptable du point de vue du chiisme, s’appelle la غَيْبة Ghayba, la « grande occultation ». Quand Montazeri prône la désobéissance civile, il est dans une justice commune à la sphère religieuse et politique. Quand L’ayatollah Osdati4, autre grande autorité chiite menace le régime théocratique en affirmant que « si la pression continue, une bonne partie d’entre nous [Marja et fidèles] quittera la république islamique pour s’exiler à Nadjaf en Iraq », c’est là encore pour incriminer l’existence même du régime fondé sur la religion.

Les architectes du régime reviennent ainsi sur les fondements qu’ils ont eux mêmes dessinés, criant garde à l’effondrement...et parmi les religieux, ils ne sont pas les seuls. D’autres clercs n’ayant pas participé à la fondation du régime expriment leur position clairvoyante. Ils ne cessent pas le combat amorcé depuis la naissance même du régime, chose que l’opinion internationale ignore. La critique religieuse du régime théocratique est coextensive à son existence : si Khomeyni sur la fin de son règne a écarté Montazeri et modifié les modalités d’avènement des guides suprêmes en permettant qu’on puisse les élire parmi le clergé de rang intermédiaire, c’est uniquement parce qu’une majorité de grands Ayatollahs ont bien saisi les contradictions religieuses d’un tel régime.
Mohsen Kadivar fait partie de ces clercs éclairés qui ont bien saisi ces contradictions internes et qui ont décidé de passer par des voies légales pour faire entendre leur voix. M. Kadivar n’est pas le candidat malheureux d’élections présidentielles. Il s’est pourtant souvent présenté devant le Conseil des gardiens de la révolution pour voir sa candidature avalisée. Mais, en bon clerc, Mohsen Kadivar a clairement exposé ses vues : il faut séparer le pouvoir religieux du pouvoir politique pour que cesse la mascarade : un État au sein duquel la Constitution est au dessus de la Charria ne peut se targuer d’être théocratique. Un pays musulman qui voit ses mosquées désertées en réaction politique ne peut pas revendiquer de succès théocratique. Une nation au sein de laquelle la population ne craint plus Dieu mais les forces de l’ordre ne peut plus affirmer ses revendications théocratiques. Les gardiens du régime ont évidemment écarté Mohsen Kadivar de la scène politique. Le clerc aura en tout et pour tout passé trois ans dans la prison d’Evine pour avoir exprimé ses positions. Mohsen Kadivar vit désormais aux États-Unis et poursuit son combat en recueillant et en diffusant le message de religieux dissidents tel Montazeri, autrefois son professeur. Mais attention, pour autant les positions du clerc restent profondément favorables à l’idée de ولایت فقیه , Velâyat-e faqih, gouvernance du religieux. Le terme désigne ceux qui ont pour tâche de conserver la jurisprudence et le gouvernement du docte, à savoir l’enseignement au sens religieux du terme. Il s’agit d’une tutelle exercée par le juriste-théologien (le religieux, puisque dans le chiisme, si le politique ne revient pas au religieux, la justice se doit d’être entre les mains de celui qui connait la sagesse des Textes) sur l’instance de justice, par le droit de veto. Cette théorie a été érigée au XXème siècle. Elle est d’ailleurs le fruit de la pensée de Rohullah Khomeyni. Elle est une extension de l’idée traditionnelle de l’application des préceptes religieux lors de l’avènement du retour du douzième imâm. C’est en quelques sorte une notion née d’une déformation engagée par ce grand élan des pensées modernes comme celui d'Ali Shariati, penseur de la révolution islamique, considéré à l’époque comme dissident du fait d’être un homme de l’entre-deux-monde : un penseur qui lit les Textes religieux avec un esprit façonné par les sciences humaines étudiées en Europe, et qui juge la pensée occidentale au regard de préceptes religieux. Ali Shariati a d’ailleurs élaboré le concept de khodsâzi e enghelâbi - véritable barbarisme en persan par ailleurs - signifiant l’auto-construction révolutionnaire, mettant entre les mains des hommes la possibilité de faire advenir eux-mêmes l’application de la justice religieuse, justice qui doit traditionnellement voir son application concrétisée avec le retour de Mahdi, dans l’attentisme humain le plus total… C’est là que le « vrai concept » de velâyat-e faqih devrait s’inscrire, puisque même s’il s’agit d’un concept des temps de l’Iran contemporain, il y a eu dérive (tel qu’il a été développé théoriquement, l’idée de velâyat-e faqih n'entend ni l’intervention directe du religieux dans le politique (du moins, pas directement dans le processus politique mais à son terme) ni la soumission du religieux au politique, ce qui ferait de la sphère politique une sphère automatiquement désolidarisée de l’idée de démocratie). C’est aussi vers ce concept épuré de ses dérives que se tournent M. Kadivar ou feu l’ayatollah Montazeri, pointant non seulement le véritable problème de la légitimité politique de la République islamique, mais avant tout, l’énorme contradiction du régime par rapport à ce qui devrait le définir, posant donc ainsi le problème de la légitimité religieuse du régime.

Si Montazeri est sorti de la sphère du régime, M. Kadivar n’a jamais pu y pénétrer pour se faire entendre, ce qui demeure le plus inquiétant pour la pérennité de la République islamique trouve son incarnation dans une condamnation nouvelle : celle des politico-religieux qui sont à l’intérieur du système : Moussavi, Rezaee, Karoubi. Les trois candidats malheureux des dernières présidentielles, trois architectes du régime dont deux religieux.
Si, dès le 20 juin dans un courrier adressé au Conseil des gardiens, Moussavi se dit « aux côtés des Iraniens pour défendre leurs droits » et outré de voir le guide suprême « menacer le caractère républicain de la République islamique et de viser l’imposition d’un nouveau système politique », le candidat vert sort théoriquement du circuit ; si Karoubi a également frôlé la limité en jetant son turban en menaçant d’abandonner son statut de religieux si l’islam continuait d’ainsi s’incarner dans la répression, Rezaee reste dans le système pour avertir en toute légitimité dans une lettre ouverte du dimanche 5 juillet 2009 d’un « risque d’effondrement de la République islamique ».

Cet élan des mollahs critiquant le régime des mollahs prend une ampleur que c’est désormais sur lui qui se fondent désormais les mouvements institutionnels et organisés de déstabilisation. La rue reste bien évidemment le baromètre le plus visible de la crise post-électorale, même si les images ne sont désormais plus beaucoup relayées par les médias internationaux ; mais la machinerie lourde, celle qui effraie le régime, celle qui le délégitime à ses fondements, est bien à l'œuvre, soutenue par la population et nourrie par la population en ce qu’elle est justement un moyen pour les religieux de montrer au régime son échec cuisant quant au respect de son caractère républicain, et prétendument divin.
Les cibles de la haine populaire où les gardiens des contradictions du régime : Le modèle du Bassidj.
Les fondements politiques et religieux de la République islamique n'en finissent pas de trembler. Pour se maintenir, nous assistons à de grandes entreprises de fuites en avant d'un régime coincé entre mécontentement populaire, critiques internes et une main tendue américaine qui n'a aucun sens. Accepter cette main tendue, c'est nier l'identité politique d'un régime qui s'est fondé, dès sa naissance, sur un anti américanisme virulent. Ces fuites en avant se concrétisent par l'emploi des forces de l'ordre, forces de frappe qui nous intéressent ici s'enracine notamment dans la figure du Bassidji. Cette figure est l'incarnation d'un renversement du modèle social opéré par la République Islamique. Le bassidji est une force, un « mobilisé » pour traduire littéralement le terme, dont la présence est coextensive à la naissance de la République Islamique5. Il est aujourd'hui l'ultime recours, avec les trois autres forces de l'ordre du pays6, du régime pour se maintenir.
Pourquoi se pencher plus particulièrement sur le Bassidj, alors que la figure du Pasdaran peut avoir un intérêt plus grand à se pencher sur la dimension économique et géostratégique qu’il revêt (le Pasdaran est en effet une pièce incontournable, du fait de son rôle douanier, dans la pérennité économique du pays) ? Parce que le bassidj s’encre, au même titre que l’aspect théocratique du régime lui-même, dans un renversement religieusement illégitime d’un symbole pourtant religieux. La population le réalise progressivement, plongeant petit à petit, un autre bastion de la pérennité du régime dans l’incohérence, et contribuant par là-même à son émiettement idéologique. Le Bassidj est un corps qui a été créé notamment pour pourvoir les rangs des armées iraniennes pendant la guerre Iran-Iraq, et sa création a été teintée des couleurs du jeune régime islamique, à savoir aux couleurs d’un élément incontournable du chiisme. Le Bassidji prend les contours de la figure du martyr qui, dans le chiisme, joue un rôle autrement important que dans le sunnisme, branche principale de l’islam. L'histoire de la vie des imams chiites est marquée par des martyrs réels ou supposés, ayant traditionnellement subi les exactions du pouvoir (comme Hossein, dont on célèbre traditionnellement le martyr de façon assez violente lors de la Ashura). Pour revenir au regard que l’idéologue Shariati a porté sur ce modèle, le renversement du chiisme traditionnel en un chiisme politique s’inscrit – selon lui – dans les racines du plus pur des chiismes : en arrachant le pouvoir aux mains des dominants pour le donné chiites authentiques, on passe d’un chiisme Séfévide traditionnel, à un chiisme authentique. Et du point de vue de cette récupération humaine, il était évident que tout bon chiite se devait de prendre les devants dans cette posture de martyr. De grandes campagnes d’enrôlement de la jeunesse populaire sont entreprises dès 1979 en brandissant l’idée d’une réelle valorisation sociale à acquérir par la voie de l’engagement religieux par les armes. « Pour la première fois, en ce qui concerne la jeunesse urbaine en voie de modernisation, l'appel se trouve lancé pour qu'elle devienne sujet de l'Histoire plutôt que réceptacle passif et éploré d'un monde injuste. Combiné à la version ambivalente que donne Khomeyni d'un chiisme politique, cet appel est l'un des leit-motifs qui mobilisent les jeunes contre le régime pahlavi. On est face à une politisation du Sacré, qui demeurera, jusqu'au bout, l'une des caractéristiques essentielles des martyrs de la révolution »7 nous dit très justement Farhad Khosrokhavar. Le Bassidj va d’ailleurs défendre un concept non moins incompatible avec l’Islam, y compris l’Islam chiite, concept que Khomeyni manipule pourtant de façon assez récurrente dans ses discours, le concept de « nation »9 : « après la révolution et le commencement de la guerre avec l'Irak (1980), les ressorts de l'idéologie chiite vont être mis à contribution pour donner une justification au martyre des jeunes sur le front et surtout, pour apporter du lustre à un pouvoir qui, tout au long de la guerre, n'a pu qu'organiser le déclin socio-économique de la société iranienne »9. Désormais, la gratification sociale ne se fonde plus sur l’accumulation de richesses, ou de diplômes, tel que l’avait entreprise le pays alors en plein développement ; la jeune République islamique a très habilement offert à la jeunesse sacrifiée d’une société, il faut le dire, très inégalitaire, l’opportunité de trouver une place valorisante, voire idolâtrée.
L’utilisation du concept religieux va, là aussi, à l’encontre du chiisme traditionnel pour les raisons que nous avons dites, mais aussi parce que, traditionnellement, les martyrs sont confrontés à la mort. Ils ne vont pas au devant d’elle. La tactique militaire des nouveaux martyrs implique une idée de volonté suicidaire, ou du moins d’une prise en main, là encore humaine, d’un sort dont ils ne devraient pas être eux-mêmes à l’initiative, ce qui est en totale contradiction avec la tradition musulmane. Par contre, il va de soit que cette survalorisation du nouveau martyr qui allant défendre sa nation dans un affront conscient et politique à la mort (il ne s’agissait pas de défendre les valeurs de l’Islam traditionnel contre un quelconque oppression politique à son encontre) est en parfaite adéquation avec les exigences politiques des théories du chiisme politique.10 La sécularisation du martyre a donné naissance a une figure qui confond le don de soi et le sacrifice de soi, sacrifice qui s’oppose à la tradition musulmane.
Aujourd’hui, qu’en est-il de ce modèle ? En quoi la considération de la figure du bassidj constitue-t-elle, au même titre que les manifestations populaires et cléricales, un baromètre permettant de mesurer l’intensité de l’actuelle crise rendue internationalement visible après les élections de juin 2009 ? Au-delà du désamour populaire à son encontre, ce qui nous intéresse consiste en un retour sur le renversement social ayant, depuis 1979, propulsé ces mobilisés à un certain niveau social. Selon le sociologue Farhad Khosrokhavar, il y a trois sortes de jeunes gonflant les rangs de la milice Bassidj : ceux qui s’y engagent par idéologie, ceux qui y voient une étape rituelle de passage à une vie d’adulte, et d’affranchissement de la sphère parentale, et enfin ceux qui y voient toujours un tremplin social, tremplin réel d’ailleurs vers le haut et par le haut : ce passage ouvre des portes dans la sphère des administrations, dans la recherche à posteriori d’un emploi… Ces opportunistes sont les plus nombreux au sein des rangs du Bassidj. Cette constatation sociologique permet d’expliquer deux points cruciaux : le premier étant l’expression, en ces temps de crise, des dislocations internes dues aux différents intérêts qui ont conduit les mobilités aux rangs du Bassidj11, le second étant, aux vues du comportement de certains bassidjis, peu radical dans la répression des dernières manifestations, la décrédibilisation du message bassidj, et de la légitimité des leur assise sociale via une prétendue adhésion idéologique.
Les élections présidentielles iraniennes de 2009 ne constituent pas seulement l’expression de la question d’une éventuelle chute de l’actuelle République islamique ; elles ne représentent pas uniquement l’événement le plus révélateur de la véritable nature du régime pour l’opinion internationale ; elles ont brisé le verre opaque qui recouvrait les contradictions internes et fondamentales du régime. Ce sont les architectes idéologiques de la République islamique eux-mêmes qui font le jour sur les défauts de construction de l’actuel régime et mettent en garde contre son effondrement. Ce sont ses garants armés, eux-mêmes nés d’une contradiction idéologique, qui retournent les armes sur eux-mêmes et désubstantialisent leur existence de toute espèce de légitimité tant religieuse que politique. Le peuple iranien n’en est plus dupe. Le reste du monde non plus. La conscience démocratique d’un peuple s’est exprimée et s’exprime encore actuellement de façon désordonnée certes, mais en suivant les contours d’une répression à laquelle elle sait s’adapter pour se faire entendre.






1Résultat officiellement publié par le ministère de l’Intérieur à l’issu du seul et unique tour de ces élections. D’après la même publication, le taux de participation se serait élevé à 85%.
2 Le mouvement vert a une longue histoire allant de la volonté de se ranger aux côtés du réformisme de Moussavi, puisque telle était la couleur de son « parti », à la critique virulente des fondements du régime eux-mêmes. La couleur devient protectrice en ce sens qu'un heureux hasard a fait que la couleur des partisans de Moussavi soit aussi celle de l'Islam. Nombre de manifestants arborent des signes verts et crient (Allah Akbar – Dieu est grand), non pas par revendication religieuse, mais parce que d'un point de vue religieux, un homme ouvrir le feu sur les couleurs de l'islam revient à ouvrir le feu contre l'islam. Le port de symboles verts et du point de vue de cette idée beaucoup plus discutable, par contre le fait de crier « Dieu est grand » est intéressant en deux points : il s'agit non seulement d'un excellent moyen de railler des forces de l'ordre religieuses en s'assurant protection, mais aussi de détourner les symboles du régime contre lui-même (n'oublions pas que la phrase est inscrit au centre du drapeau iranien), du point de vue du fond, du message, mais aussi de la forme, c'est-à-dire du sens historique que revêt ce cri : il avait aussi été l'expression des révolutionnaires de 1979 qui renversèrent le régime du Shah.
3Nous entendons par « système », le régime de la République Islamique lui-même. Le clivage réformateurs/radicaux ne sont que deux versants du fonctionnement d’un même parti ; tous deux doivent répondre aux intérêts et à la pérennité de l’actuelle forme de l'État pour exister. Quand on veut présenter sa candidature aux présidentielles en Iran, il faut l’aval du conseil des gardiens de la révolution, ce qui signifie que le candidat à la présidence doit « prêter allégeance » au régime et donc s'inscrire dans le système et promettre d’assurer sa pérennité. Loin d’être un contre poids au pouvoir du guide, le président est un renforcement au pouvoir du guide.
4. Notons que cette grande autorité religieuse à la tête des écoles religieuses de Qom était jusque là favorable à M. Khamenei. Il a notamment dénoncé les « agissements illégaux » des miliciens bassidji, critiquant leur chef, l’hodjatoleslam Ghassem Ravan Bakhch, et le maître à penser fondamentaliste du président Ahmadinejad, l’ayatollah Mesbah Yazdi.
5Cette force armée a été fondée par Khomeyni dès novembre 1979. Il s'agissait de fournir des jeunes (entre 12 et 22 ans) volontaires du peuple (les campagnes d'enrôlement étaient, il faut le noter, extrêmement soutenues) aux troupes d'élite pendant la guerre Iran-Iraq. Après la guerre, il a fallu reconvertir cette force armée qui devient désormais une branche des gardiens de la révolution. Des militaires théoriquement mobilisés en vue de maintenir le régime dans sa prime jeunesse et encore aujourd'hui dans sa déstabilisation par les masses populaires.
6Le pays compte trois grandes forces militaires (la pluralité des branches armées est un excellent garde-fou contre les tentatives de coup d'État militaire) : les Sepah-e Pasdaran-e Enghelāb-e Islami, - les pasdarans - la garde prétorienne de la République islamique. Force terrestre, maritime et aérienne de la République islamique, séparée de l'armée régulière en lui étant parallèle.
7 « Le modèle Bassidji » (Partie 1) in Cultures & Conflits n°28 (1998), Harmattan, pp. 59-77
8. L’intégration de la composante nationaliste dans l’élaboration des théories chiites politiques est donc en contradiction avec la tradition musulmane et la tradition chiite, qui ne se différencie pas du sunnisme sur la question de l’Umma. La révolution islamiste devait tendre à évincer le nationalisme alors qu’elle l’exalte :
Je cite le discours de Khomeyni du 22 mars 82 en soutient aux soldats iraniens, pendant la guerre iran/irak, au moment de la reconquête de khorramshahr :
« Que soit sanctifiée votre existence, valeureux combattants et soldats dans la voie de Dieu qui avez sauvegardé l’honneur de l’Islam, illustré la nation iranienne et relevé la tête de ceux qui s’engage dans la voie de Dieu. La grande nation iranienne (mellat-é bozorg-é Irân), et les enfants de l’islam sont fiers de vous qui avaient placé votre patrie sur l’aile des anges et l’avez relevée parmi toutes les nations du monde ».
9. Ibid.
10. Si l’ont s’en réfère à la religion elle-même, les hadiths interdisent aux fidèles d’aller au devant de leur mort. Ce qui est décrit dans cette interdiction est très comparable à l’entreprise de l’Etat quand à la mobilisation des bassidjis, ce que met encore le doigt sur une contradiction du régime avec ses propres aspirations : « Par l’Etre entre les mains de qui repose ma vie, je veux mourir comme Allah le souhaite ; je serai ensuite ramené à la vie et tué de nouveau à SA façon… » Le Prophète a dit : « Quiconque entre au Paradis ne voudra pour rien au monde revenir ici-bas, sauf le martyr qui désirera revenir en ce monde et être tué dix fois pour le grand honneur qui lui a été accordé » (in Sahih de Muslim, chapitres 781 et 782, sur les mérites du djihad et les mérites du martyre). La mort est l’affaire de Dieu de façon exclusive, dans la tradition.
11. Ceux que F. Khosrokhavar nomme les « martyropathes » ont très largement voté pour M. Ahmadinejad, tandis que les « opportunistes » ont donné leur voix à M. Moussavi. Ceci explique peut-être la désolidarisation de certains bassidjis de leur mission lors des manifestations de juin, et de celles qui ont suivi la Ashura : certains ne matraquaient pas la foule, d’autres feignaient de le faire, d’après nombre de propos de manifestants. Certaines images montrent même sur internet, que certains bassidjis auront rejoint les rangs des manifestants au péril de leur vie.

Commentaires

Anonyme a dit…
Texte d'une très grande qualité. A publier de toute urgence. C'est la première fois que je trouve cette approche théologique dans une analyse, approche que je trouve d'une évidence absolument brillante, et surtout qui devient une réelle explication de la tournure souterraine des choses.

A diffuser.

Y. R. (spécialiste de l'Iran également)
Alain a dit…
Je trouve cet article remarquable. Il éclaire le profane sur un sujet hautement actuel en apportant des données historiques,politiques, religieuses et culturelles d'une grande précision. Setare Enayatzadeh nous dresse un tableau qui expose avec rigueur et netteté les enjeux réels de la situation de l’Iran d’aujourd’hui.
Alex a dit…
Je trouve dans ce blog et dans l'article du 1er Avril en particulier, toutes les réponses que je me pose sur l'Iran d'aujourd'hui. Sujet passionnant mais oh combien complexe!
L'écriture est claire et l'information de grande qualité.

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